Egypte
Un militaire qui renverse un président islamiste sur fond de manifestations, cela vous rappelle quelque chose ? En Égypte, une série parrainée par l'armée raconte l'été 2013 pour "éduquer" les masses et décider de ce qui restera dans les "livres d'histoires".
Lors des deux saisons passées, les principaux protagonistes d'"Al-Ikhtiyar" (le choix en arabe), étaient des officiers de l'armée ou du renseignement. Mais le grand héros du cru 2022, c'est le président actuel, Abdel Fattah al-Sissi.
A l'époque retracée par le feuilleton, il était ministre de la Défense et sur le point de renverser le président Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013. Ce jour-là sera le point d'orgue et le point final de cette série qui appuie 20 heures durant sur la corde sensible du patriotisme.
Pour Sahar Salaheddine, éditorialiste du quotidien étatique al-Goumhouriya, avec ce feuilleton, "l'État a réussi à remodeler les consciences". Et "ce succès est un nouveau plébiscite qui montre l'amour du peuple pour son président" dans un pays où les détenus politiques sont légion et la contestation muselée, ajoute l'éditorialiste.
Détention préventive
Sourcils légèrement arqués, lèvres pincées, l'acteur Yasser Galal incarne Abdel Fattah al-Sissi tellement bien que le critiquer peut coûter cher, dénonce une ONG. Selon le Front égyptien des droits humains, Nabil Abou Cheikha, avocat d'une localité au nord du Caire, a été placé en détention préventive le 11 avril pour "appartenance à une organisation terroriste" et "diffusion de fausses informations".
Son tort ? Avoir publié sur Facebook des photomontages - désormais supprimés mais partagés par d'autres - moquant la prestation de Yasser Galal. Le parquet n'a pas commenté mais des "sources de sécurité" ont dit à la presse locale qu'il était poursuivi pour une affaire ancienne, sans la détailler.
Au Caire, le "Hollywood arabe", il y a eu d'autres présidents à l'écran. En 1996, "Nasser 56" racontait l'épopée de Gamal Abdel Nasser en noir et blanc pendant près de deux heures et demie. En 2001, Anouar al-Sadate avait donné son nom à un film.
Égyptiens du futur
Mais Al-Ikhtiyar ne regarde pas vers le passé. Pour l'un de ses auteurs, Baher Doueidar, la série s'adresse même aux Égyptiens du futur. Au quotidien privé al-Watan, il assure qu’elle ne sera rien moins qu'"un livre d'histoire" - expurgé de figures qui ont fait l'actualité en 2013, escamotées dans la série - pour les plus de 50 millions d'Égyptiens qui ont moins de 25 ans.
Il faut, martèle la presse unanime, leur fair_e "réaliser les efforts de l'État pour les protéger du terrorisme"_, eux qui ne se rappellent pas l'été 2013 : le coup de force de l'armée puis la dispersion des pro-Morsi dans ce que Human Rights Watch a qualifié de "tuerie de masse la plus importante" de l'Égypte moderne.
Abdel Fattah al-Sissi lui-même a tenu à l'affirmer lors d'une réception mardi soir : Al-Ikhtiyar "raconte exactement ce qui s'est passé à l'époque". Khaled Ali, avocat et grande figure de la gauche égyptienne, a décidé de le prendre au mot : il a annoncé mardi soumettre quatre épisodes d'Al-Ikhtiyar à la justice comme preuves à décharge pour l'un de ses clients, le candidat malheureux à la présidentielle contre Mohamed Morsi, Abdelmoneim Aboul Foutouh.
Frères musulmans
Le clou du spectacle, promettaient la compagnie de production et le ministère de la Défense crédité au générique, devait être des vidéos des dirigeants des Frères musulmans, la confrérie de Mohamed Morsi mort en prison en 2019.
L'une d'elles a déjà provoqué des remous : on y voit Mohamed Morsi promettre au maréchal Mohammed Tantaoui alors président de facto du pays, "des turbulences aux conséquences imprévisibles" s'il ne gagne pas la présidentielle, dans une vidéo insérée entre deux scènes où acteurs et personnages réels se partagent le dialogue.
Celles que Me Ali veut soumettre aux juges prouvent qu'Abdelmoneim Aboul Foutouh et les Frères musulmans étaient en désaccord et "démentent ainsi les charges retenues contre lui de direction et de financement" de la confrérie, écrit l'avocat sur Facebook. Ces images jamais sourcées ont visiblement été tournées par des militaires à l'insu des islamistes qui pensaient leurs rencontres confidentielles.
L'avocat Chérif Gadalla estime que ces vidéos qui montrent que "le président enregistre ses visiteurs sans les prévenir" n'auraient jamais dû fuiter. Mais, coutumier des effets de manche pour exhiber sa loyauté au régime, il n'a porté plainte que contre le réalisateur et le producteur. Car, dit-il, "l'appareil de l'État égyptien est bien trop intelligent pour être l'auteur de telles fuites".
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